Le savoir est-il entre les mains des youtubeurs ?

Le savoir est-il entre les mains des youtubeurs ?

Les Youtubeurs n’hésitent plus à se mettre en scène pour diffuser du Savoir. État des lieux et tendance d’une nouvelle forme de diffusion de la connaissance à l’ère digitale.

YOUTUBE, PORTRAIT-ROBOT

En 2017, YouTube était fréquenté par 96% des adolescents de 13 à 19 ans, et 8 sur 10 y possédaient un compte, une explosion par rapport à leurs petits 45% en 2015. Cette fréquentation en forme de raz-de-marée en faisait déjà le réseau social le plus fréquenté par cette classe d’âge. En 2018, il reste le grand favori, devant Snapchat et Facebook, clairement délaissé par les nouvelles générations. Avec environ 15 heures par semaine sur la toile, une durée moyenne des vidéos de première page de 14 minutes 50, sachant que 80% des vidéos font moins de cinq minutes, on vous laisse calculer le nombre de vidéos que votre ado engouffre chaque semaine (n’hésitez pas à nous faire parvenir vos résultats en commentaires ;)

Intéressons-nous à présent au Top 10 des chaînes YouTube, celles qui drainent le plus de trafic en France et occupent donc la majeure partie du temps de cerveau disponible de nos millenials. Quels constats peut-on en tirer ? YouTube est avant tout une plateforme dédiée aux ado- et adulescents en quête de divertissement, et soyons honnêtes, plus ou moins décérébré. Voilà pour la thématique majoritaire.

300 HEURES CHAQUE MINUTE

Penchons-nous à présent sur les formats du succès de cette gigantesque machine qui publiait 300 heures chaque minute en 2016, soit trois fois plus qu’en 2013 : des vidéos courtes, au montage rapide, très serré, sans blanc ni respiration, le plus souvent avec une personne en « face caméra » – « face cam » pour les intimes – éventuellement un décor en lien avec la thématique ou inspiré de plateaux télé. Quant aux sujets, ce sont très souvent des questions de la vie quotidienne de leur cible (« Mais pourquoi c’est si dur d’apprendre une langue étrangère ?? », « comment je fais la cuisine avec moi, mes muscles et ma copine »), des parodies – de séries, de films, de chansons… – bref, des délires personnels qui deviennent l’apanage d’une communauté.

Cependant (heureusement il y a un « mais »), si ces statistiques sont écrasantes en quantités, elles mettent en sourdine tout un bouillonnement de petites chaînes qui produisent une incroyable diversité de thématiques et d’approches, notamment à tendance instructive et créative. Ceux que l’on appelle parfois les « youtubeurs à sujet sérieux » non seulement existent et se multiplient*, mais encore sont de mieux en mieux reconnus par les milieux académiques ou les médias dits « traditionnels ». Entre vulgarisation et « infotainment », ces youtubeurs de niche, de plus en plus souvent considérés comme des phénomènes créatifs et brillants, sont invités sur des radios publiques et publient des ouvrages chez de grands éditeurs – reconnaissances ultimes par les sphères du savoir conventionnelles.

LA VULGARISATION EST-ELLE (FORCÉMENT) UNE TRANSMISSION ?

La plupart de ces vulgarisateurs sont néanmoins très lucides sur leur apport à la connaissance de leur audience. Pour être vus dans un écosystème ultra-prolifique (pour ne pas dire compétitif), les youtubeurs doivent capter leur audience, et bien souvent jouer le jeu du format : vidéos courtes, haletantes, au ton plutôt léger, voire humoristique. On est loin du rythme de la pédagogie, et ces youtubeurs le savent bien. Ils n’ont ainsi aucunement la prétention d’enseigner par ce biais, mais plutôt de susciter la curiosité, piquer l’esprit critique, attirer l’attention sur des faits amusants, transmettre un goût pour une discipline, dédramatiser un rapport à la pédagogie et à l’école (qu’eux-mêmes ont parfois connu et mal vécu), et aussi bien sûr à s’amuser eux-mêmes autour de sujets qui les intéressent. Dans ces cas de figure, YouTube, s’il n’est pas à proprement parler un outil de transmission du savoir, peut servir de liant, d’adjuvant à l’apprentissage, de support complémentaire, d’autre voix/voie.

LE RÈGNE DU TUTO APPROCHE

Car c’est un fait, depuis l’arrivée d’Internet, les voies du savoir se diversifient et se réinventent. Les chiffres le montrent, par exemple depuis quelques années les recherches de « How to » sur YouTube augmentent de 70 % par an – couture, jardinage, cuisine, tours de magie, méditation, déco, astuces ménage, littéralement tout est sur YouTube. Plus sérieusement, de plus en plus de personnes se forment sur internet et notamment par le biais de supports vidéo, majoritairement hébergés sur YouTube pour des raisons pratiques. On peut ainsi se former à des sujets très sérieux et même à de vrais métiers – design, arts plastiques, informatique, philosophie, santé, coaching, droit, économie, marketing, langues, etc. A l’instar de ces centaines de chaînes YouTube ultra-spécialisées, les universités, écoles et même certaines entreprises (Microsoft par exemple) se sont mises au diapason et proposent désormais des MOOCs (Massive Online Open Course). A l’ère du DIY et de la googlisation, on apprend seul face à son écran et les supports vidéo (tutoriels ou MOOCs) sont une source privilégiée.

LA TRANSFORMATION MASSIVE ET PROFONDE DE NOTRE RAPPORT À L’INFORMATION

Finalement le phénomène YouTube n’est rien d’autre qu’un épiphénomène de la transformation massive et profonde de notre rapport à l’information dans son ensemble, amorcée à l’arrivée d’internet il y a quelques dizaines d’années. La transmission n’est plus verticale, avec un sachant et des apprenants, mais très clairement horizontale. Sur la toile où tout un chacun peut s’exprimer, il est on ne peut plus normal que la majorité des contenus ne soit pas pédagogique ou même sérieuse. Dans la mesure où YouTube est en passe de remplacer la télévision, il n’y a qu’à jeter un œil aux programmes des chaînes actuelles pour observer la proportion de programmes sérieux. Pourquoi serait-elle subitement inversée ? Il ne faut pas pour autant minimiser ou négliger la partie instructive et pédagogique qui est appelée à un grand avenir, et avec lui, un bouleversement de notre rapport à l’apprentissage.

« INSTRUIRE EN « DISTRAISANT »… TREIZE ANS ET DEMI MAXIMUM… »

YouTube est avant tout un instrument de loisir dans le sens où les spectateurs s’y connectent durant leur temps libre. Mais les messages qui y sont transmis ont un impact sociétal réel. Une polémique incarne parfaitement cette ambivalence entre divertissement et pédagogie – ce hiatus bientôt d’un autre âge – : c’est celle qui oppose Amanda Hess, journaliste au New-York Times, et Laci Green, youtubeuse spécialisée en éducation sexuelle. La première, sans surprise, reproche à la seconde son manque de sérieux, de diplômes, de rigueur scientifique, bref, la traite, elle et ses comparses, de tartuffes. Là où le « dialogue » devient intéressant, c’est quand la seconde lui répond coup pour coup dans Medium. Elle démonte un à un ses arguments, mais surtout elle fait un magnifique plaidoyer pour la libre diffusion du savoir, en l’occurrence via YouTube, qui permet de combler certaines lacunes aux conséquences potentiellement dramatiques : entre une Amérique (encore) puritaine qui prône l’abstinence et la version porno-trash en libre accès sur internet, les « sex-ed queens » offrent aux adolescents une troisième voie, bienveillante, ludique et inclusive :

« Our society has let young people down en masse. The open internet has given us the power to change that. This floodgate is not without flaws. It is not without growing pains. But let me be clear: YouTube sex educators and their base of supporters aim to make real change in how our society addresses issues in sexuality. While nobody else will, we want to talk about how to ask for consent, how to properly use condoms, what a healthy relationship looks like, why loving your body is okay, why it’s okay to be LGBT, how to prevent sexual assault, why your body does that one weird thing, how to take care of your vagina, how birth control works, what STIs are, and so many more things. We want to make the world a safer, healthier place. »

POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE

Derrière les paillettes, un véritable engagement donc semble-t-il. Et si YouTube était un libérateur de talents ? Un lieu ouvert pour une pédagogie différente, créative, amusante, comme ce prof qui rap le théorème de Pythagore ? Sur YouTube, tout est possible. Finalement nous vivons aujourd’hui le même bouleversement qu’à l’arrivée de l’imprimerie : une révolution technologique qui permet une démocratisation fulgurante du savoir – et la possibilité de voir émerger tout et n’importe quoi, y compris des formes bâtardes, parfois maladroites, ingénues, géniales ou ratées, qui réfléchissent en s’amusant. Alors quoi, on annule tout ? Ou on laisse le savoir aux mains des foules ?

 

* QUELQUES EXEMPLES DE YOUTUBEURS À SUJETS SÉRIEUX :

Article de Charlotte Yelnik (AdHocVerbis) pour Kalyzée en collaboration avec Stéphane Barbati.